
De la grande ciguë au lys japonais
Bertrand Laverdure
Les plantes peuvent hypnotiser. Grandir sous nos yeux à la mesure du géant lunaire et de ses cycles. Elles ont ce pouvoir insidieux de courir jusqu’à la racine de l’évolution, d’y repêcher l’élément qui perturbe ou la métamorphose qui rend muet.
Au Jardin Botanique, je dérive au rythme de mes annotations intérieures. Je me laisse pénétrer par les récits fabuleux, les contes et la beauté qui éclate à quelques centimètres du sol. Je n’ai rien d’un botaniste. Mais je reste une personne curieuse, fascinée par le savoir infini que nous prodiguent les fleurs et les feuilles pennées.
Lorsque je franchis ses grilles d’entrée imposantes repeintes récemment, au sommet desquelles l’on trouve, portraiturée par l’instrument d’un artiste forgeron, la plante préférée du frère Marie-Victorin, la sarracénie pourpre, dans sa volupté nonchalante, son allure de tuba veineux, alors, par un procédé magique, je passe un portail temporel secret.
Mon enfance resurgit, dorée par les promenades horticoles avec ma mère. Celles-ci se terminant habituellement à la cafétéria du lieu. Je ne cessais alors d’être étonné par la peinture murale à la Pellan ou à la Hudon qui la décorait. Véritable entassement de personnages historiques, aux lignes courbes, cursives, un peu comme si un poète était venu glisser sur le mur avec ses mots-patins.
L’œuvre est toujours là, mais sa majesté a maintenant pris des proportions d’adulte. Sa taille n’a plus l’aspect envahissant qui avait gravé son existence dans ma tête d’enfant fabulatrice.
Maintenant, je m’intéresse aux plantes toxiques, à cette zone qui ressemble à celle de la maison hantée de ma jeunesse à La Ronde. Première impression : les tiges dangereuses ont une apparence ridiculement anodine. La phosphorescence, le côté animal poilu et gluant des plantes de comédie horrifique n’a aucun lien avec la banalité verte des plantes tueuses. La nature ne clignote pas avant de lancer ses dards. Elle se protège derrière le corps lambda d’une pousse indifférente.
Bien sûr Socrate et le liquide qu’on lui a fait boire, mélange constitué d’un broyat des graines de la grande ciguë, m’avait attiré vers celle-ci. J’allais y chercher, un peu à la façon d’un fétichiste littéraire, la marque, le détail, qui saurait élucider quelque chose d’infernal dans ce poison des condamnés à mort de la Grèce antique. Mais rien, absolument rien, n’est venu nourrir mes penchants morbides, mon côté bergmanien. Je m’étais dit, voilà, j’allais regarder la mort dans les yeux, jouer une partie d’échecs avec elle, lui composer un poème. Mais devant moi il n’y avait qu’une plante fourragère, un drapeau effiloché de terrain vague, une espèce de mauvaise herbe sans panache, malgré ses ombelles de dernier recours, ses petites fleurs blanches sans aucune personnalité. Bref, on pouvait la confondre avec cent autres de ses concurrentes territoriales.
Sur le chemin du retour, légèrement déçu, mon regard s’est alors accroché à la flamboyance de pétales blancs, tachetés d’orange et de jaune, tout à côté du jardin des plantes montagneuses.
Il aura suffi de la présence d’un lys japonais, violent de beauté, appelant sur lui tous les feux de la rampe, telle une vedette de glam rock dans un stade plein, pour assouvir mon désir de fantastique. Fleur perdue dans un taillis au niveau des mollets. Fleur électrique conçue par un modélisateur talentueux sous le mentorat d’Hayao Miyazaki.